Mon père 5 (la fin)
La première fois qu’il est entré
à l’hôpital Santa-Cabrini, c’était le 3 février 1999 et grâce aux médicaments
qu’on lui a administrés, il a cessé de souffrir mais il avait d’étranges hallucinations;
il voyait des fils flotter devant ses yeux, des araignées ou bien il essayait
d’enlever des mousses imaginaires sur lui-même. Puis ce furent les parades; il
voyait sur les murs des personnages défiler, des clowns, des gens à motocyclettes,
des fanfares. Il nous disait: « Regarde, tu les vois pas? »
Il n’a pas fait de chimio, il
était déjà trop tard, j’imagine, mais de la radio, qui le brûlait disait-il. Il
était aussi claustrophobe, chose que j’ignorais, alors il trouvait très
difficile d'être mis dans le grand tunnel pour les résonnances magnétiques.
Moi, je viens d’en passer une et
je trouve ça au contraire très relaxant, malgré les bruits percutants de
l’appareil. On n’a qu’à s’imaginer qu’on est dans une discothèque, un samedi
soir. Le beat change régulièrement, c’est très entraînant, il suffit de ne pas
se mettre à danser, les techniciennes n’apprécieraient pas. Par contre, ce qui
est moins agréable, c’est quand le résultat est positif et qu’on vous dit que
la tumeur s’est remise à danser dans votre tête, comme c’est mon cas. Je dois passer une autre IRM
cette semaine pour confirmer que la bibitte s’est bien remise au boulot.
Mon père avait un voisin de lit avec
lequel il s’entendait bien, un monsieur Shearing que j’ai vu dépérir à chacune
de mes visites et comme pour mon père, le processus a été tellement lent et
long qu’on en vient à ne plus croire que la mort viendra. Comme si le malade
allait s’accrocher éternellement, même muet, même amaigri. Et pourtant un jour,
on arrive et il y a quelqu’un d’autre dans le lit d’à coté.
Ce doit être un drôle de métier
qu’être infirmière en soin palliatif et de savoir que tout ce qu’on fait ne
sert qu’à retarder un peu plus l’échéance. Quand il avait encore toute sa tête,
mon père nous disait : « Chu tanné! ». Qu’aurait-il fait si on
lui avait offert le choix entre partir plus vite ou souffrir encore?
Il prétendait avoir vu
son voisin emporté par des ombres la nuit de sa mort. Il avait toute sa tête à
ce moment là et il nous a dit qu’il avait eu très peur.
À mon souvenir, je n'ai jamais parlé de SA mort avec lui, j'avais peut être peur de sa réaction, par contre ma soeur lui en parlé quelques fois: ça le mettait en colère mais il oubliait aussitôt.
Après un peu plus d’un an de
répit, retour à Santa-Cabrini le 18 avril 2000. Il aurait bien aimé revenir
chez lui terminer ses jours, mais sa conjointe de l’époque ne pouvait
s’imaginer s’occuper de lui, même avec de l’aide. En plus, il ne l’aimait plus
tellement et il était plutôt pas fin avec elle. Et cet étrange homme a laissé autant d'argent à ma mère à qui il ne parlait plus depuis vingt ans qu'à sa nouvelle conjointe.
Puis vint la paranoïa; on le
gardait à l’hôpital contre son gré, disait-il. Il y avait des gens au sous-sol
qui préparaient des armes de guerre, il fallait qu’il parte. Essayer de
raisonner cet homme était plutôt difficile. Il nous regardait avec cet air
colérique dont je vous ai parlé et nous ordonnait de l’aider à partir. Il a
même essayé seul, une nuit, mais un infirmier a vu une de ses pantoufles dans
l’escalier qui pointait dans la direction vers laquelle il allait. On l’a
rattrapé et on a dû le mettre en contention.
Petite histoire cocasse, disons;
un soir qu’il voulait s’en aller, ma sœur Lucie l’a amené dans le corridor avec
sa marchette en lui faisant croire qu’elle l’aidait à sortir. Comme l’édifice
était en rotonde, qu’on aille dans n’importe quelle direction, on revenait
toujours à son point de départ. Vous comprendrez que mon père était confus,
mais quand il est repassé devant sa chambre il a bien compris qu’il s’était
fait avoir. Pas content le monsieur, mais finalement il est retourné dans sa
chambre, épuisé.
Par contre, sa maladie nous a
rapproché… un tantinet. J'allais le voir régulièrement, il ne s'est jamais
ouvert à moi, il n'était pas comme ça, mais dans sa position de prostration, je
pouvais lui donner l'affection que j'aurais aimé qu'il me donne. Je lui
caressais les cheveux, je l'embrassais sur le front et je l’aidais de mon mieux.
Il avait de très belles mains et la peau très douce.
Mon père peu avant de mourir a
rêvé à une grande maison, sur une montagne, belle image, je trouve. Je me
souviens de l’avoir remercié d’avoir été là pour moi, car il m’avait toujours
aidé et appuyé dans mon choix de carrière et mes études. Il était assis dans sa
chaise avec ce regard terrible qu’il a sur le dessin que vous voyez ici. Quand
j’ai fini ma phrase, je l’ai vu frémir, j’avais l’impression qu’il allait se
lever et m’assassiner, comme s’il m’en voulait de vivre alors que lui
disparaissait.
J’ai eu un autre oncle, comme
ça, qui avait un cancer; j’étais ado et quand je lui parlais de mes projets de
vie, je sentais dans ses réponses une sorte de colère et de frustration, comme
si le personnage affable que j’avais connu n’existait plus. La sérénité et
l’acceptation de sa propre disparition ne semblent venir aux mourants qu’aux
derniers instants.
Puis, JP est passé de la nourriture normale d’hôpital au « Ensure », c’était presque devenu un running gag; tout le monde lui demandait s’il en avait pris, comme si ça allait lui sauver la vie. Puis ce furent les intraveineuses et le silence. On l’avait mis sur un matelas gonflable, il avait des plaies de lit et très mal au coccyx, en plus qu’il était grand et que ses pieds dépassaient au bout du lit, ça devait être très pénible. À cette étape de son parcours, vers la fin, les seuls sons qui sortaient de sa bouche étaient des grognements de douleur quand les infirmières le déplaçaient sur son lit.
Il avait perdu la foi et ne
voulait rien entendre des aumôniers de l’hôpital. Il disait « Tu t’en vas
dans la vie, pis on te donne une jambette». Il disait aussi qu’il s’était fait avoir.
Par qui, par quoi, je ne sais pas. Par la vie, par la mort, j’imagine. Je l’ai
dit, on se pense tous éternel, même si on sait qu’il y a une échéance, elle
nous paraît toujours tellement lointaine que c’est comme si elle n’existait
pas, on n’y pense même pas, pris dans la course comme on l’est.
Même moi à qui on ne donne que
peu de temps, je n’y crois pas. J’ai bien un pincement au cœur parfois quand
j’y pense, mais je repousse l’idée du revers de la main. La vie est assez
difficile qu’on ne veut pas se « bâdrer » de la mort. C’est pour ça
qu’elle nous surprend toujours, la « vinyenne » et ça m’est arrivé
avec mon père, je le voyais être là longtemps encore sur son lit d’hôpital. Un
jour j’ai été le voir, je suis resté un peu. À mon départ, il respirait
toujours, je suis retourné chez moi et il en a profité pour partir. On était le
3 mai, trois jours avant son anniversaire.
Alors je suis retourné à son
chevet, il avait un débarbouillette roulée sous le menton pour ne pas que sa
mâchoire retombe. Je l’ai dessiné quelques fois, mais j’en ai raté un, il
bougeait trop (c’est une blague). Je ne ressentais rien, je n’ai pas vu d’ange,
pas senti son souffle dans mon cou, rien, il était mort et on passe à autre
chose. Un grand sans-cœur que je suis, je vous dis.
À son service je n’ai rien
ressenti de particulier non plus, personne ne lui a rendu hommage, sauf le
prêtre et on lui a chanté la chanson que sa sœur lui chantait les derniers
temps. Après le petit buffet, quand j’ai dit à ma sœur que je voulais revenir à
pied en traversant le pont Jacques Cartier, il a fallu que je la rassure. Non,
je n’allais pas sauter le parapet, mais par contre j’ai lâché un cri que
personne n’a entendu, couvert qu’il était par le bruit des voitures. Ça m’a
fait le plus grand bien.
ÈPILOGUE
En terminant, deux
anecdotes : je me souviens que lorsque j’avais autour de vingt ans nous
étions à la campagne, il y avait là mon père et une jeune fille d’une quinzaine
d’années qui avait décidé, je ne sais pourquoi, de se confier à lui. Elle lui à
tout dit, je n’en entendais que des bribes, mais elle lui confiait toutes les
frustrations de sa vie d’adolescente, et lui, et bien il écoutait.
Il lui posait des questions,
parfois, mais sans juger, jamais. Je croyais rêver. J’imagine qu’il n’aurait
jamais fait ça avec nous parce qu’il aurait cru nécessaire de nous donner son
opinion pour bien nous guider, plutôt que de simplement nous écouter et nous
laisser choisir, allez savoir.
La
deuxième histoire vient de mon voisin de l’époque, Luc qui m’a confié que chez lui la punition, c’était la
« strappe » et qu’un jour il l’avait subtilisée, coupée et jetée dans
le poêle à bois. Ce qu’il ignorait, c’est que son père en avait une deuxième.
Il dût payer chèrement son geste. Je crois me souvenir de la
« strappe », mais l’impression que son père m’avait laissé en était une
de grande gentillesse, comme sa perception à lui de mon père.
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimer