Mon père, je l'ai vu souffrir, regardant fixement devant lui. C'est
difficile de dire quel était mon sentiment. Jeune, j'étais très timide et
ses nombreuses remarques m'avaient bien fait comprendre que j'étais un
incapable, alors j'étais prisonnier entre lui qui me faisait peur et le
monde extérieur qui m'effrayait tout autant. Son problème en était un
d'insécurité, je pense, le fardeau d'avoir à faire vivre cinq enfants et une
femme était trop pour lui. Chaque dollar qui sortait de sa poche était donné
contre son gré et il nous le faisait bien comprendre. Il était le pourvoyeur
et c'était SON argent. D'un autre côté il ne faisait que reproduire ce qu'il
avait vécu et cette sorte de relation avec sa femme et ses enfants était
plutôt la norme à l'époque.
Une de ses dernières paroles fut sa réponse à une question de ma grande sœur
qui voulait savoir s'il nous aimait. Sa réponse fut caractéristique de lui:
" Vous n'avez jamais manqué de rien". On aurait tellement aimé ça qu'il nous
dise juste une fois qu'il nous aimait.
Peut-on être autre chose qu'un produit de son époque? Il venait d'une
famille de treize enfants entassés dans un petit logement de la rue Saint
Urbain à Montréal, avec Florida sa mère, qui n'a pas dû lui prodiguer
beaucoup d'affection. La première image qu'on avait en rentrant chez elle,
c'était de la voir assise sur sa berceuse au bout du corridor les jambes
écartées avec son air renfrogné de vieux bulldog et ses critiques constantes
sur nous et le monde moderne. Elle était très puritaine et l'émission «
Jeunesse d'Aujourd'hui » de Pierre Lalonde avec ses danseuses à gogos la
rendait particulièrement hargneuse, c'était l'indécence totale. Lorsqu'elle
est morte, une de mes tantes a dit qu'elle a vu le crucifix au dessus de la
moribonde bouger. C'était sûrement le bon Dieu qui tremblait de peur à
l'idée de la recevoir dans son ciel.
À l'église, je me souviens du long cri déchirant de mononc' Claude la «
polisse », le gros dur. Il avait hurlé un grand « moooman » à fendre l'âme.
Si ça avait été quelqu'un d'autre j'aurais été ému, mais LUI et ELLE! Je ne
savais pas que quelqu'un pouvait aimer cette vieille bête.
Mais, je dois avouer que j'en veux un peu à cet oncle de m'avoir surpris à «
garocher » des roches aux italiens, ceux qu'on appelait les « wopse » et de
m'avoir dénoncé à mon père. Il était patrouilleur dans notre quartier et je
le voyais trop souvent à mon goût. Physiquement, imaginé, il était la copie
conforme de mon père, mais en plus obtus encore, pour ne pas utiliser de
terme disgracieux.
Quand il venait voir mon père à l'hôpital, il s'assoyait sur sa chaise les
jambes bien ouvertes, car on sait que les « polisses » ont de grosses
couilles, tellement grosses qu'elles leur vont jusqu'au cerveau, parfois. Il
plaçait alors sa main baguée d'une énorme chevalière devant son paquet, pour
le protéger sûrement et alors, en mâchant son éternelle gomme, il se mettait
à raconter des « jokes de tapette », quoi d'autre.
Et Florida a eu un enterrement à son image, ou peut-être à celle que je me
faisais d'elle. On était en automne, il faisait froid et il tombait des
cordes, il y avait des flaques d'eau et de boue partout, qu'on essayait en
vain d'éviter. Mes beaux souliers cirés en ont pris un coup. Alors, comme «
je n'ai pas pleuré, dans la pluie on n'y a vu que du feu », pour presque
paraphraser Mario Pelchat.
En plus, j'ai eu la journée de congé au collège, mais j'ai sûrement dû la
rattraper, parce que j'allais chez les Eudistes, qui est semble-t-il le plus
meilleur collège au Québec, mais à cette époque on ne le savait pas. Alors
quand je suis tombé de 1er de classe au primaire à 12e au secondaire, j'ai
cru que j'étais devenu imbécile et je me levais à chaque lundi matin en
pleurant.
Et puis, je dois avouer une chose qui va vous dégoûter; nous n'étions
vraiment pas riche chez nous et je n'étudiais là que parce que mon cousin,
fils de notaire y allait. Ma sœur, la plus intelligente des deux, n'a fait
que son scientifique, et au publique. Le fils de typographe, lui, n'avait
qu'un habit, un, et à cette époque, les nettoyeurs avaient congé les mêmes
jours que nous, alors pendant un an je n'ai jamais fait nettoyer mon habit,
même pas à Noël puisque c'était encore fermé.
Vous imaginez les odeurs, en plus qu'on ne se lavait que deux fois par
semaine chez nous, pour épargner l'électricité, le mercredi et le samedi. En
plus, pour finir de vous traumatiser, si on salissait ses « petites culottes
» le dimanche, on n'en changeait que le mercredi, tout de même. Je me
souviens qu'à la fin mon fond de culotte était tellement transparent et
odorant que j'aurais pu être victime d'auto-combustion.
Mais, revenons aux choses sérieuses, mon grand-père, quant à lui est mort
d'un infarctus le lendemain de ma naissance et je vous entends dire,
méchantes langues que vous êtes, que c'est lorsque qu'il m'a vu que son
coeur a flanché. Mais non, il n'a même pas eu le temps de me voir, il était
déjà à l'hôpital. Alors, j'ai été baptisé quelques jours après son
enterrement. Joyeux début dans la vie, le premier fils Cousineau de la
nouvelle génération a remplacé le doyen.
Il était le propriétaire d'un « Cigar Store », une sorte de magasin général,
sur la rue Bernard à Montréal. Je me souviens que mon père m'y a amené une
fois; je me revois assis avec lui sur le siège avant de la voiture, comme un
grand et émerveillé d'avoir mon père à moi seul. Le magasin, pour l'enfant
que j'étais, fut aussi une merveille. Il y avait de tout, du plancher au
plafond et comble du bonheur il m'a acheté un de ces jouets en métal,
actionnés par une petite pompe, un singe qui jouait de la batterie, un
trésor.
(à suivre)